Qui est (vraiment) Charlie ?
07/01/17 16:42 Filed in: Social Psych.
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Zerhouni, O., Rougier, M., & Muller, D. (2016). “Who (really) is Charlie?” French cities with lower implicit prejudice toward Arabs demonstrated larger participation rates in Charlie Hebdo rallies. International Review of Social Psychology, 29, 69-76. Retrouvez la totalité de l'article scientifique ici
« Charlie, comme Maastricht, fonctionne sur deux modes, l’un conscient et positif, libéral et égalitaire, républicain, l’autre inconscient et négatif, autoritaire et inégalitaire, qui domine et exclut » (Emmanuel Todd, 2015, p. 87).
Suite aux attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, plus de 4 millions de personnes se sont rassemblées dans les rues de France pour manifester leur soutien aux victimes et à la liberté d’expression. Sur le moment, l’immense majorité des personnes participant à ces rassemblements ont explicitement insisté sur le fait qu’ils ne manifestaient en aucun cas contre les musulmans. Assez vite, cependant, certains auteurs, comme l'historien et anthropologue Emmanuel Todd (2015) dans son livre « Qui est Charlie ? », ont remis en question les motivations sous-jacentes des manifestants. Selon Todd, ces manifestants auraient arboré publiquement des attitudes antiracistes, mais seraient en réalité mus par des motivations xénophobes latentes ou inconscientes. Les travaux de Todd, cependant, n’apportent pas de réelles mesures de ces motivations « latentes ou inconscientes », or la psychologie sociale s’est depuis des décennies spécialisée dans la mesure de ce type de motivations. Le but de notre étude a donc été d’utiliser l’une de ces mesures pour mettre à l’épreuve l’hypothèse de Todd.
L’argument central mis en avant par Todd a consisté à démontrer que les participants aux manifestations Charlie ont été plus nombreux dans les villes ou territoires qu’il qualifie de « catholiques zombies ». Ces territoires se distingueraient par une empreinte catholicisme ancrée plus fortement et n'ayant été abandonné que récemment, laissant un vide idéologique à la recherche d’un ennemi structurant, à savoir l'Islam. C’est ce vide idéologique qui, selon Todd, serait à l’origine de l’émergence de ces motivations plus ou moins inconscientes et anti-Islam. Cependant, et comme nous l’avons dit, Todd n’en fournit aucune mesure directe. L’un des apports de la psychologie sociale est précisément que bon nombre de chercheurs de cette discipline ont depuis longtemps embrassé l’idée que très souvent les individus ne veulent pas (parce que c’est mal vu socialement) ou ne peuvent pas (parce qu’ils n’en sont pas nécessairement conscients) reconnaître leurs préjugés spontanés—ce que l’on qualifiera plus souvent de préjugés implicites—à l’égard des groupes sociaux. Cette idée les a amenés à développer des outils informatisés comme par exemple le plus célèbre d’entre eux : l’Implicit Association Test (pour Test d'Association Implicite, nous utiliserons ici l’acronyme le plus courant à savoir IAT). L’IAT permet d’évaluer grâce à des temps de réponses (et non des réponses plus contrôlés sur un questionnaire) dans quelle mesure les individus associent spontanément (certains diront automatiquement) les membres d’un groupe à des mots positifs et les membres d’un autre groupe à des mots négatifs.
Le but de notre étude a donc été d’utiliser l’IAT pour tester l’idée selon laquelle les villes ayant le plus manifesté auraient, comme Todd le propose, des niveaux de préjugés implicites supérieurs à celles ayant le moins manifesté. Pour ce faire, nous avons pu avoir accès à la base de données « Projet implicite » de l’Université de Harvard, qui propose une plateforme en ligne gratuite permettant à tout un chacun de passer l’IAT. Grâce à cet outil, nous avons calculé un score moyen à l’IAT Français/Magrébins par ville en utilisant les observations recueillies (près de 4000 personnes) depuis la création de sa version française (2007) jusqu’à la fin de l’année 2014, c'est-à-dire avant les attentats de Charlie Hebdo. Afin d'évaluer le niveau de participation aux manifestations Charlie Hebdo, et conformément à la procédure utilisée par Todd dans son ouvrage, nous avons calculé un taux de participation sur la base des estimations fournies par les autorités.
Les résultats de notre étude font ressortir que, contrairement à l’hypothèse de Todd, les villes ayant les niveaux moyens de préjugés implicites les plus forts sont celles qui ont participé le moins aux manifestations Charlie Hebdo. Ainsi, ces résultats contredisent l’idée que les habitants des villes ayant beaucoup manifestés l’auraient fait parce qu’il existe une culture anti-musulmans dans ces territoires. En outre, comme le travail de Todd repose précisément sur le présupposé selon lequel les territoires catholiques zombies seraient plus anti-musulmans, nous avons également cherché à voir si les villes catholiques zombies faisaient montre de forts niveaux de préjugés implicites. Là encore, nos résultats ne permettent pas d’accréditer cette idée puisque les villes à forte empreinte catholique (selon la classification de Todd) ne se distinguent pas sur leur niveau des préjugés implicites.
Figure 1 : Taux de participations aux manifestations Charlie Hebdo en fonction des scores IAT moyens par ville (plus les scores IAT sont haut, plus le niveau moyen de préjugés implicite est élevé).
Figure 2 : Score IAT en fonction du niveau d’empreinte catholique
La psychologie sociale a été à l'avant-garde des études montrant que les gens sont souvent peu disposés ou incapables d’exprimer leurs préjugés contre d'autres groupes. Il reste qu’en période de grande difficulté où les conflits entre groupes ethniques peuvent être tempérés ou, au contraire, exacerbés par la manière dont le comportement d'autrui est interprété, il nous semble périlleux de prétendre – sans mesure directe – qu'environ 4 millions de personnes sont descendues dans la rue mus par une animosité envers leurs concitoyens. Cette étude semble démontrer que cette conclusion était prématurée, voire inverse à la réalité. Ainsi, « Charlie » était peut-être catholique zombie, mais il n’était pas l'ennemi de ses concitoyens musulmans.
Following the Charlie Hebdo terrorist attack that happened on January 7th 2015, around 4 million people gathered all over France in a rally of national unity. Soon, however, critics argued that those who participated to the rallies publicly displayed antiracist attitudes, but were driven by implicit prejudice toward Muslims. Our study addresses the question of whether implicit prejudice measured at the city-level can predict participation rates observed in these cities. We used data from the French/Arab IAT of the Project Implicit collected from 2007 to 2014 on the French territory (n = 3365, 35 cities) and computed mean IAT scores for each city. We then tested whether the IAT scores predicted the participation rate observed in each city. In sharp contrast with the idea that Charlie Hebdo marchers were implicitly biased against Muslims, we found that cities implicitly biased against Arabs (as compared with French) participated less, and not more, to the Charlie Hebdo rallies. These results also show, for the first time, that the level of implicit prejudice measured at the city-level, sometime several years before an event (2007), can predict large scale social behaviors.